La guinguette à deux sous - Simenon
- Дата:31.10.2024
- Категория: Детективы и Триллеры / Полицейский детектив
- Название: La guinguette à deux sous
- Автор: Simenon
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D’abord les rapports sur les événements de la veille, rapports qui devaient justifier le déploiement de forces commandé par le commissaire.
À onze heures, deux experts de l’Identité judiciaire vinrent le prendre à son bureau, et, en taxi, les trois hommes se rendirent à l’autodrome, où Maigret n’eut guère qu’à regarder travailler ses compagnons.
On savait que le docteur n’avait fait que soixante kilomètres avec la voiture qui sortait de l’usine. Le compteur, maintenant, marquait deux cent dix kilomètres. Et l’on évaluait à cinquante kilomètres environ le parcours accompli par James sur l’autodrome.
Restait à son actif une centaine de kilomètres sur la route. De Morsang à Montlhéry, il y en a à peine quarante par la voie directe.
Dès lors, sur une carte routière, il restait à circonscrire le champ d’action de la voiture.
Le travail des experts fut minutieux. Les pneus furent grattés avec soin, les poussières et les débris recueillis, examinés à la loupe, certains mis de côté pour analyse ultérieure.
— Goudron frais ! annonçait l’un.
Et l’autre, sur une carte spéciale fournie par les Ponts et Chaussées, cherchait, dans le périmètre donné, les endroits où la route était en chargement.
Il y en avait quatre ou cinq, dans des directions différentes. Le premier expert poursuivait :
— Débris calcaires…
La carte d’état-major venait alors appuyer les deux autres cartes. Maigret faisait les cent pas en fumant d’un air maussade.
— Pas de calcaire vers Fontainebleau, mais par contre entre La Ferté-Alais et Arpajon…
— Je trouve des grains de blé entre les dessins des pneus…
Les observations s’accumulaient. Les cartes étaient surchargées de traits de crayon bleu et rouge.
À deux heures, on téléphona au maire de La Ferté-Alais pour lui demander si, dans la ville, une entreprise quelconque employait en ce moment du ciment Portland de telle sorte qu’il pût y en avoir sur la route. La réponse n’arriva qu’à trois heures.
— Les Moulins de l’Essonne font des transformations à l’aide de ciment Portland. Il y en a sur la route départementale de La Ferté à Arpajon.
C’était un point de gagné. La voiture avait passé par là et les experts emportèrent encore un certain nombre d’objets pour les étudier plus minutieusement au laboratoire.
Maigret, la carte à la main, pointa toutes les agglomérations situées dans le périmètre d’action de la voiture, avisa les gendarmeries et les municipalités.
À quatre heures, il quitta son bureau avec l’idée d’interroger le vagabond, qu’il n’avait pas vu depuis la veille et qui se trouvait dans le cachot provisoire installé au pied de l’escalier de la PJ. Une idée lui vint comme il descendait cet escalier. Il rentra dans son bureau pour téléphoner au comptable de la maison Basso.
— Allô ! Police ! Voulez-vous me dire quelle est votre banque ? La Banque du Nord, boulevard Haussmann ? Merci…
Il se fit conduire à la banque, se présenta au directeur. Et, cinq minutes plus tard, Maigret avait un élément d’enquête de plus. Le matin même, vers dix heures, James s’était présenté au guichet, avait touché un chèque de trois cent mille francs tiré par Marcel Basso.
Ce chèque était daté de quatre jours auparavant.
— Patron ! C’est le type qui est en bas qui insiste pour vous voir. Il paraît qu’il a quelque chose d’important à vous dire.
Maigret descendit lourdement l’escalier, pénétra dans le cachot où Victor était assis sur un banc, les coudes sur la table, la tête entre les mains.
— Je t’écoute !
Le prisonnier se leva vivement, prit un air malin et, se balançant d’une jambe à l’autre, commença :
— Vous n’avez rien trouvé, pas vrai ?
— Va toujours !
— Vous voyez que vous n’avez rien trouvé !… Je ne suis pas plus bête qu’un autre… Alors, cette nuit, j’ai réfléchi…
— Tu es décidé à parler ?
— Attendez ! Faut qu’on s’entende… Je ne sais pas si c’est vrai que Lenoir a mangé le morceau, mais, en tout cas, s’il l’a fait, il ne vous en a pas dit assez… Sans moi, vous ne trouverez jamais rien, c’est un fait !… Vous êtes embêté !… Vous le serez toujours plus !… Alors, moi, je vous dis ceci : un secret comme celui-là vaut de l’argent… Beaucoup d’argent !… Supposez que j’aille trouver l’assassin et que je lui dise que je vais tout avouer à la police… Est-ce que vous croyez qu’il ne cracherait pas tout ce que je voudrais ?…
Et Victor avait cet air ravi des humbles, habitués à courber la tête, qui se sentent soudain forts. Toute sa vie il avait eu maille à partir avec la police. Et voilà qu’il avait l’impression de tenir le bon bout ! Il accompagnait son discours de poses étudiées, d’œillades entendues.
— Alors voilà !… Quelle raison ai-je de parler, de faire du tort à un bonhomme qui ne m’a rien fait ?… Vous voulez me mettre en prison pour vagabondage ?… Vous oubliez mon poumon !… On m’enverra à l’infirmerie, puis dans un sana !…
Maigret le regardait fixement, sans rien dire.
— Qu’est-ce que vous pensez de trente mille francs ?… Ce n’est pas cher !… Juste de quoi finir tranquillement ma vie, qui ne sera plus longue… Et trente billets, qu’est-ce que ça peut faire au gouvernement ?…
Il croyait déjà les tenir. Il exultait. Une quinte de toux l’interrompit, lui fit monter des larmes dans les yeux, mais on eût dit des larmes de triomphe.
Et il se croyait malin ! Il se croyait fort !
— Voilà mon dernier mot ! Trente mille francs et je dis tout ! Vous pincez le type ! On vous donne de l’avancement ! On vous félicite dans les journaux ! Autrement, rien ! Je vous défie de mettre la main sur lui… Pensez que ça remonte à plus de six ans, qu’il n’y a eu que deux témoins : Lenoir, qui ne parlera plus, et bibi…
— C’est tout ? questionna Maigret, qui était resté debout.
— Vous trouvez que c’est cher ?
L’inquiétude effleura l’âme du vagabond, à cause du calme de Maigret, de son visage impassible.
— Vous savez, vous ne me faites pas peur…
Il s’efforçait de rire.
— Il y a longtemps que je connais la musique !… Vous pouvez même me faire passer à tabac… Par exemple, vous verrez ce que je raconterai après… On lira dans les journaux qu’un malheureux qui n’a plus qu’un poumon…
— C’est tout ?
— Il ne faudrait pas croire non plus que vous découvrirez la vérité tout seul… Alors je dis, moi, que trente mille francs c’est…
— C’est tout ?
— En tout cas, ne comptez pas que je ferai des bêtises. Même si vous me relâchez, je ne suis pas assez bête pour courir chez mon type, ni pour lui écrire, ni pour lui téléphoner…
La voix n’était plus la même. Victor perdait pied. Il essayait de garder une contenance.
— Pour commencer, je demande un avocat. Vous n’avez pas le droit de me conserver ici plus de vingt-quatre heures et…
Maigret exhala un petit nuage de fumée, enfonça ses mains dans les poches, sortit, dit à l’homme de garde :
— Fermez !
Il enrageait ! Une fois seul, il pouvait le laisser paraître sur son visage. Il enrageait parce qu’un imbécile était là, à portée de sa main, à sa merci, parce que cet imbécile savait tout, mais qu’il n’y avait rien à en tirer !
Justement parce que c’était un imbécile ! Parce qu’il se croyait fort et malin !
Il avait imaginé un chantage ! Le chantage au poumon !
Trois fois, quatre fois au cours de l’entretien, le commissaire avait été sur le point de lui appliquer sa main sur la figure, histoire de le ramener à des réalités plus saines. Il s’était contenu.
Il tenait le mauvais bout ! Aucun texte de loi ne lui donnait prise sur Victor !
C’était un individu taré, qui n’avait jamais vécu que de vols et d’expédients. N’empêche qu’aucun délit nouveau, sinon celui de vagabondage, ne permettait de le poursuivre !
Et il avait raison, avec son poumon ! Il apitoierait tout le monde ! Il rendrait la police odieuse ! Il obtiendrait des colonnes d’articles passionnés dans certains journaux : La police passe à tabac un homme à toute extrémité !
Alors, il réclamait tranquillement trente mille francs ! Et il avait raison quand il ajoutait qu’on allait devoir le relâcher !
— Vous lui ouvrirez la porte cette nuit, vers une heure. Vous direz au brigadier Lucas de le suivre et de ne pas le perdre de vue.
Et Maigret serrait avec force entre ses dents le tuyau de sa pipe. Le vagabond savait, n’avait qu’un mot à dire !
Il était obligé, lui, d’édifier des hypothèses sur des éléments épars, parfois contradictoires.
— À la Taverne Royale ! lança-t-il à un chauffeur de taxi.
James n’y était pas. Il n’y vint pas entre cinq et huit heures. À sa banque, le gardien répondit qu’il était parti à la fermeture comme d’habitude.
Maigret dîna d’une choucroute, téléphona à son bureau, vers huit heures trente.
— Le prisonnier n’a pas demandé à me parler ?
— Oui ! Il dit qu’il a réfléchi, que son dernier chiffre est vingt-cinq mille, mais qu’il ne descendra pas en dessous ! Il a fait constater qu’on donnait du pain sans beurre à un homme dans son état et que la température de la cellule ne dépassait pas seize degrés.
Maigret raccrocha, erra un moment sur les boulevards et, comme la nuit tombait, se fit conduire rue Championnet, au domicile de James.
Une maison vaste comme une caserne, aux appartements moyens habités par des employés, des voyageurs de commerce, des petits rentiers.
— Quatrième à gauche !
Il n’y avait pas d’ascenseur, et le commissaire gravit lentement l’escalier, recevant parfois, en passant devant une porte, des odeurs de cuisine ou des cris d’enfants.
Ce fut la femme de James qui lui ouvrit. Elle était vêtue d’un assez joli peignoir bleu de roi. Son déshabillé, s’il n’était pas fastueux, n’avait pas l’abandon des déshabillés pauvres.
— Vous voulez parler à mon mari ?
L’antichambre était grande comme une table. Sur les murs, des photographies de bateaux à voiles, de baigneurs, de jeunes gens et de jeunes femmes en costume de sport.
— C’est pour toi, James !
Et elle poussa une porte, entra derrière Maigret, reprit sa place dans un fauteuil, près de la fenêtre, où elle continua un travail de crochet.
Les autres appartements de la maison avaient dû garder leur décoration du siècle dernier, leurs meubles Henri II ou Louis-Philippe.
Ici, au contraire, c’était une atmosphère qui tenait davantage de Montparnasse que de Montmartre. Et cela sentait en même temps le travail d’amateur.
Avec du contreplaqué, on avait dressé des cloisons nouvelles, aux angles inattendus, et la plupart des meubles étaient remplacés par des rayonnages peints de couleurs vives.
Le tapis était uni, d’un vert agressif. Les lampes avaient des abat-jour en imitation de parchemin.
Cela faisait très frais, très pimpant. Mais on avait l’impression que tout cela manquait de solidité, qu’il était dangereux de s’appuyer aux murs fragiles et que les peintures au ripolin n’étaient pas sèches.
On avait l’impression, surtout lorsque James se levait, que c’était trop petit pour lui, qu’il était enfermé dans une boîte et qu’il devait se garder d’y faire le moindre mouvement.
Une porte entrouverte, à droite, laissait voir une salle de bains où il n’y avait place que pour la baignoire. Et un placard, en face, constituait toute la cuisine, avec un réchaud à gaz d’alcool sur une planche.
James était là, dans un petit fauteuil, cigarette aux lèvres, un livre entre les mains.
Pourquoi Maigret eut-il la certitude qu’avant son arrivée il n’y avait aucun contact entre lui et sa femme ?
Chacun dans son coin ! James lisait. La femme crochetait. On entendait tramways et autos déferler dans la rue.
Et c’était tout. Aucune intimité palpable.
Il se levait, tendait la main, esquissait un sourire gêné, comme pour s’excuser d’être surpris dans ce lieu.
— Comment ça va, Maigret ?
Mais cette cordialité familière, qui lui était habituelle, avait un autre son dans l’appartement de poupée. Elle détonnait. Elle ne s’harmonisait pas avec toutes ces petites choses, avec le tapis, les bibelots modernes posés sur les meubles, les tentures, les abat-jour joujoux…
— Ça va, merci !
— Asseyez-vous. J’étais en train de lire un roman anglais.
Et son regard disait clairement : « Ne faites pas attention !… Ce n’est pas ma faute… Je ne suis pas tout à fait chez moi…»
La femme les épiait, sans abandonner son travail.
— Il y a quelque chose à boire, Marthe ?… lui lança-t-il.
— Tu sais bien que non !
Et, au commissaire :
— C’est sa faute ! Quand j’ai des liqueurs ici, il vide les bouteilles en quelques jours ! Il boit déjà assez dehors…
— Dites donc, commissaire, si on descendait au bistrot ?…
Mais, avant que Maigret eût répondu, James se troublait en regardant sa femme, qui devait lui adresser des signes impératifs.
— C’est comme vous aimez mieux… Moi…
Il referma son livre en soupirant, changea de place un presse-papiers posé sur une table basse.
La pièce n’avait pas quatre mètres de long. Et pourtant on sentait qu’elle était double, que deux vies s’y déroulaient sans la moindre interpénétration.
La femme d’une part, qui arrangeait son intérieur à son goût, cousait, brodait, cuisinait, se taillait des robes…
Et James, qui arrivait à huit heures, devait manger sans mot dire, lisait en attendant le moment de se coucher sur le divan surchargé de coussins colorés qui, la nuit, se transformait en lit.
On comprenait mieux le « petit coin personnel » de James, à la terrasse de la Taverne Royale, devant un pernod…
— Descendons, oui !… dit Maigret.
Et son compagnon se leva précipitamment en soupirant d’aise.
— Vous permettez que je me chausse ?
Il était en pantoufles. Il se faufila entre la baignoire et le mur. La porte de la salle de bains restait ouverte, mais la femme baissa à peine la voix pour déclarer :
— Il ne faut pas faire attention… Il n’est pas tout à fait comme un autre…
Elle compta ses points de crochet :
— Sept… huit… neuf… Vous croyez qu’il sait quelque chose au sujet de l’affaire de Morsang ?…
— Où est le chausse-pied ?… grommela James, qui bouleversait des objets dans une armoire.
Elle regarda Maigret pour exprimer :
— Vous voyez comme il est ?…
Et James sortit enfin du cabinet de toilette, parut une fois de plus trop grand pour la pièce, dit à sa femme :
— Je reviens tout de suite !
— Je sais ce que cela veut dire…
Il faisait signe au commissaire de se presser, craignant sans doute un changement d’idée. Dans l’escalier aussi, il était trop grand, et comme mal assorti au décor.
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